Fredrick.
Deuxième jour de classe.
6 : 40
La routine reprend peu à peu sa place dans la vie quotidienne des élèves.
Une tasse de café à la main, la tête dans le cul, le regard fixé sur sa télé, accroché aux infos…
Flash spécial :
Une incroyable course poursuite a eu lieu hier soir dans les rues de Nedé. Il semblerait qu’une poignée de motards ait parcouru les rues de ville en long, en large, et en travers, en semant les forces de polices lancées à leur poursuite. Leurs motivations sont obscures. Selon un témoin visuel, les protagonistes courraient après une sacoche. Est-ce un nouveau jeu urbain, une sorte de rallye poursuite à moto ? La sacoche était elle un élément du jeu, une sorte de témoin à se faire passer pour gagner, ou bien l’enjeu de celui-ci ? Quel est son contenu, s’il y en a un ? Les motards font parfois des choses stupides, mais, là, ils maniaient leurs engins en virtuoses et semblaient connaître parfaitement les lieux dans lesquels ils évoluaient. Voici quelques images filmées par des passants sur leurs holo personnels.
C’était Kira L. Ryuku, pour NI-TV.
Les images qui suivirent coupèrent littéralement le souffle de Senken. Les motards avaient des trajectoires parfaites, et roulaient à une allure phénoménale.
Petit ralentit du réalisateur : deux motos semblent décoller de chaque coin de l’appartement pour se croiser quasiment au dessus cinéaste amateur, donc, au dessus de la tête de Senken et des millions de gens qui regardent les infos en ce moment, car ils visionnent les images dans la configuration dans laquelle elles ont été filmées…
Les deux motards, au moment de se croiser, se font un petit geste de la tête, et se font passer la fameuse sacoche.
Le cœur de Senken s’arrête de battre un instant. Une goute de sueur glacée dégouline le long de son échine.
Il a les yeux écarquillés.
Merde ! C’est pas possible ! Y’a des gars qui font ça en vrai !
C’est le motard qui pense. Incroyable. C’est incroyable de voir ça.
Il est lui-même un excellent motard. Il sait apprécier les performances qu’il vient de voir.
Il hallucine en voyant que des gars sont capables d’un tel sang froid.
Bon sang, il va falloir qu’il voie les potes, ce soir, et qu’ils aillent s’entraîner un peu. Si d’autres sont capables de le faire, eux aussi devraient y arriver.
Merde ! Je vais encore être à la bourre !
Prise de risques : Maximum.
Vitesse : maximum
Nombre de victimes : aucune
Risques de grosses gamelles lors du trajet : 7
Mais pourquoi je veux autant arriver à l’heure en cours ? Je débloque, ma parole !
Fredrick… Il faut que je le voie avant le début des cours…
Arrivé au bahut, Senken gare sa moto à l’arrache.
Il cherche frénétiquement Fredrick du regard.
Des têtes de premier de la classe…
Des gonzesses…
Plus tard ! J’aurai tout le temps de les mater plus tard. Aujourd’hui, c’est Fredrick, ma cible !
Le nerveux…
Pas aujourd’hui. Non… pas maintenant… A midi, je lui fais sa fête. Là, c’est Fredrick que je veux !
Le prof de maths…
Je lui ferai la peau, un jour… MERDE !!! Il est passé où, ce con de Fredrick ?!
Enfin, il l’aperçoit. Appuyé contre un mur, en retrait du groupe, en bon inadapté qu’il est. Incapable de nouer des relations d’amitié saines… Incapable de provoquer la sympathie ou l’admiration chez les autres. Inutile de parler de respect.
Tiens ? Qu’est ce qu’il branle ? Il est homo, ou quoi ?
Fredrick était en train de regarder pour le moins fixement un gars.
Hein ? Un nouveau ? Je suis sûr que je l’ai déjà vu quelque part.
Le nouveau en question était lui aussi un accro à la solitude, mais, contrairement à Fredrick, lui, il l’assumait, la recherchait, et la provoquait. Fredrick se contentait de la subir, impuissant.
Il a l’air bien sombre, le gonze…
Ah ! Je sais ! C’est le gars que j’ai croisé devant le bureau du sous-dirlo hier !
Senken s’approche, le casque à la main, de Fredrick et du nouveau.
« Oh ! Toi ! Monsieur « Je-me-la-joue-dark-de-chez-dark ! » Si tu crois que tu vas te la jouer caïd ici, tu te plantes… »
Un bon coup de pied dans le ventre de Fredrick, sans quitter le gars des yeux… Histoire qu’il voie comment ça marche.
Fredrick se plie en deux sous l’effet de la douleur, et pousse un petit cri vite réprimé sous l’effet conjoint de la surprise et de la souffrance.
Je-me-la-joue-dark-de-chez-dark regarde Senken sans broncher.
Il se contente de hausser les épaules avant de lâcher un petit « pfff » méprisant au motard.
Il tourne les talons et se barre.
Senken est abasourdi.
Il passe ses nerfs sur Fredrick, pour s’assurer que ce dernier n’ait pas la mauvaise idée d’aller raconter à tout le monde qu’un gars à osé lui tenir tête sans subir de représailles (pour le moment…)
« Tu vois, mon petit Fredrick… on reprend les bonnes vieilles habitudes… Cette année encore, tu vas morfler… »
Mais son esprit n’était pas à ce qu’il faisait subir à Fred… Il pensait à Je-me-la-joue-dark-de-chez-dark, et à ce qu’il allait bien pouvoir trouver pour le remettre à sa place.
8 : 00
En nage, et essoufflé, vu les efforts qu’il a dû déployer pour dérouiller Fredrick, Senken entre en classe.
Une journée de cours de plus.
Des cours à la con, des profs qui essayent de vous faire rentrer dans le crâne des tonnes de trucs qui ne servent jamais à rien dans la vraie vie. Qui a besoin de calculer la dérivée d’une fonction, résoudre un système d’équations à l’aide du pivot de Gauss, tracer des fonctions affines… ? Qui calcule des cosinus ? Qui utilise, ne serait-ce qu’une fois en 10 ans, le théorème de Pythagore, ou celui de Thalès ? Qui se sert d’une équerre ?
Oh ! Certes, ces gars, Pythagore, Thalès, Gauss… et tous les autres… sont des putains de géni. Leurs découvertes ont permis à d’autres géni d’inventer le fil à couper l’eau tiède, le moule à vent, l’éplucheur d’oiseaux, le rape-soleil, et tout le tralala…
L’éplucheur d’oiseaux… L’image est intéressante…
Laisser son esprit divaguer, s’éloigner de cette morne et taciturne salle de classe.
Les murs ont des oreilles… Si seulement ils avaient des bouches ! Qu’est-ce qu’on se marrerait ! Ils pourraient eux aussi dire aux profs qu’ils font chier tout le monde… Et on ne pourrait pas les virer, sinon le bahut s’effondrerait… Ils ne pourraient pas prendre la porte, puisqu’elle est déjà en eux !
Senken se marre tout seul dans son coin.
Merde, faut que j’arrête, là… J’suis trop con !
17 : 00
Un énorme soupir de soulagement.
Des courbatures plein le dos…
Senken en a plein le cul de sa journée de merde.
Faut que j’aille faire les courses… J’ai plus rien à grailler…
Il retrouve avec délice sa bécane, l’enfourche comme il enfourcherait sa copine s’il en avait une, et se propulse au 7èmeciel en forçant son cerveau à lui balancer de fortes décharges d’adrénaline dans les neurones.
Il fait le grand tour pour aller à la supérette. Il veut conduire, retrouver cette sensation… l’impression de ne faire qu’un avec le bitume… Il veut avaler toujours plus de kilomètres d’asphalte…
Il arrive enfin.
Le vigile, à l’entrée, le regarde d’un air plus que soupçonneux…
Il fait le plein de plats instantanés.
Il aperçoit à un moment un gars, un géant, plutôt, qui fait des courses. Le type zone un moment devant le rayon de la bouffe pour clebs. Il est grand, et porte un grand cuir qui lui arrive aux chevilles. Il porte d’étranges lunettes rondes qui ne font que le tour de ses yeux. Il a un holo spécial, qui est directement relié à son cerveau…
Il peut se connecter instantanément… Son holo est une extension à son cerveau… J’avais lu un truc comme ça dans un bouquin de science fiction… « Psycho-histoire en péril», de Donald Kingsburry… Lui, il appelait les holo des « fams », mais, en gros, ça revenait au même… ça amplifiait les capacités du cerveau auquel c’était relié… J’ai entendu parler d’essais pour connecter des holos à des cerveaux humains… Je ne savais pas qu’on pouvait faire ça à un citoyen lambda… Ce gars doit être un militaire, ou un mec haut placé. C’est pas possible qu’il ait ça, sinon…
Il a l’air bizarre…
On dirait qu’il a pris trop de neurovitamines… Il est trop con, ce gars… Se charger autant en pleine journée ! Il va se faire embarquer, c’est trop sûr.
Soudain, alors que rien ne le laisser présager, le gars dégaine un gun aussi gros qu’un pot d’échappement, et se met à tirer dans le magasin. Par réflexe, tout le monde se jette à terre.
Des boites de conservent volent dans tous les sens, déversant leur contenu sur le sol ou les gens… Une vitrine en verre éclate en mille morceaux cristallins, qui tintent doucement en rebondissant sur le sol. Quelques cris de terreur…
Senken observe toute la scène. Il ne veut pas en manquer une miette.
Un vieux entre en courant dans le magasin et ce précipite sur le type. Le silence revient. Il tient à la main une sorte de télécommande, qu’il a connectée à l’holo cérébral du fou furieux.
Il bouge tout seul…
Le nouvel arrivant fait un check-up complet au cerveau du fou. Il teste rapidement les contrôles sensori-moteurs, ce qui explique les mouvements saccadés du corps. Le géant ressemble à une marionnette inerte. Seuls les membres sollicités par la télécommande du vieux bougent par à-coups. Le reste du corps est inanimé.
Tiens… un bras ne marche plus…
Et pour cause ! Il pend, inerte, dégoulinant de sang. L’homme ne tirait pas au hasard dans le magasin… Il a mis toutes les balles dans son propre bras.
Il est complètement fêlé ! Comment on peut laisser un gars comme ça entrer dans les forces de police ! C’est dans ma bande, qu’il aurait dû aller !
Le marionnettiste relâche sa proie.
« Quelqu’un a piraté ton holo… Comment ça se fait que tu ne t’en sois même pas rendu compte ?! Tu débloques, ma parole ! Cette enquête te fout vraiment en l’air ! Allez, viens, on se casse ! »
Le géant de relève douloureusement, se frotte un instant la nuque à l’aide de son bras valide, regarde un moment l’autre bras qui pend le long de son corps, et qui se vide de son sang.
Le vieux fait un garrot rapide.
Les deux hommes quittent les lieux.
Senken coupe la fonction enregistrement de son holo.
Il doit attendre de rentrer chez lui pour vérifier la qualité de l’image et du son.
Il doit se magner.
La flicaille ne va pas tarder à rappliquer, et elle risque de confisquer les images, pour étouffer l’affaire.
Putain ! Ça peut valoir une véritable fortune, si la qualité est correcte !
Il se hâte vers les caisses pour payer ses plats.
Une vielle est devant lui.
Merde…. Elle capte rien… Elle va à deux à l’heure…
Une fois n’est pas coutume, Senken se montre charmant et attentionné avec quelqu’un. S’il veut que la vieille dégage, il faut l’aider…
Il paye ses courses en quatrième vitesse, lâche un rapide « gardez la monnaie », et saute sur sa bécane.
Le vigile lui court après, persuadé qu’il a volé quelque chose.
Un tel empressement n’est pas concevable chez quelqu’un qui a la conscience tranquille.
Le cœur battant la chamade, Senken rentre chez lui, s’enferme à double tour, avant de se laisser tomber à même le sol, le dos collé contre le battant de la porte d’entrée.
Il allume son holo.
Il n’ose même plus respirer, la transpiration dégouline le long de son dos.
Initialisation en cours…
Plus vite, putain, plus vite !...
Chargement de la mémoire visuelle…
Le film est enregistré !
Il branche son holo sur l’holo-projecteur de salon.
Projection du fichier image 434667658.
Volume sonore très faible, pour que les voisins ne flippent pas en entendant les détonations.
La qualité est très bonne…
A un moment, Senken s’est même baissé instinctivement pour éviter une balle qui se dirigeait dans sa direction…
Merde, on s’y croirait !
Senken quitte l’application vidéo.
Il déconnecte son holo du projecteur, et pianote furieusement un numéro ultra secret… Un numéro qu’il n’a pas le droit d’enregistrer sur son phone…
Ça sonne…
Décroche, putain… Décroche… !
« Ouais ? »
« La Fouine ? C’est Moi, Senken… J’ai un truc pour toi… »
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